Bin gong xu 豳公盨

Le Bin Gong xu 豳公盨aussi connu sous le nom de Sui Gong xu 遂公盨[1] ou Xian Gong xu 燹公盨 est un récipient en bronze qui date, selon les spécialistes, des Zhou occidentaux et plus précisément d’une période allant du règne de Zhou Xiao wang 周孝王 à celui de Zhou Yi wang 周夷王, soit de 891 à 878 avant J.-C. Cela fait à ce jour de l’inscription qu’il porte, la plus ancienne mentionnant Yu le Grand. Aussi est-il un des plus précieux textes pour notre étude. Cet objet rituel est de forme rectangulaire aux angles arrondis, haut de 11,8 cm ; la longueur intérieure de l’objet atteint 24,8 cm, et il pèse 2,5 kg. Ses deux poignées représentent des têtes d’animaux sauvages, et le bord supérieur est orné d’une frise aux motifs d’oiseaux à double queue.[2]

Ce bronze n’a pas été découvert lors de fouilles archéologique, mais a été acheté sur le marché d’œuvres d’art de Hong Kong au printemps 2002 par le musée Poly de Pékin, où il est encore conservé aujourd’hui.[3] Le couvercle fait malheureusement défaut, mais il reste néanmoins un véritable trésor à l’intérieur du récipient. En effet sur le fond on peut découvrir une inscription répartie en dix colonnes, qui forment un texte relativement abscons de quatre-vingt-dix-huit caractères. Lors de l’acquisition de l’objet par le musée, le bronze était largement recouvert de rouille, et laissait présager d’après les traces qu’il portait d’une excavation récente. Après avoir été restauré le bronze se révèle être dans un état de conservation excellent et les petits défauts de fabrication sont minimes, ce qui permet une lecture aisée des inscriptions. Le texte est très différent dans son style et dans son contenu des autres inscriptions sur bronze de la même époque. L’interprétation de nombreux caractères suscitent la controverse, notamment le caractère qui désigne le Duc et qui donne son nom au bronze. Li Xueqin, qui s’appuie sur les conclusions de Wu Dacheng 吴大澂, pense que ce caractère serait une variante du caractère sui 燧, et écrit à la place de sui 遂.[4] Le principal problème posé par cette interprétation est qu’elle situerait le bronze dans l’ancien pays de Qi près de la côte ouest alors que le bronze a été découvert à l’autre bout du territoire dans l’ancien pays de Qin et que la graphie des caractères correspond plus à ce dernier pays. Depuis plusieurs année déjà les différentes études qui paressent sur le sujet adopte la lecture Bin du caractère, nous nous sommes conformé nous aussi à cette interprétation.

Ce texte est le tout premier à mentionner l’histoire de Yu le Grand et le gouvernement par la vertu (yi de zhi min 以德治民). Il a été publié pour la première fois dans le numéro 6 de l’année 2002 de la revue bimestrielle Patrimoine culturel de Chine (Zhongguo lishi wenwu中國历史文物), accompagné d’articles de grands spécialistes comme Li Xueqin李學勤,[5] Qiu Xigui 裘錫圭,[6] Zhu Fenghan朱鳳瀚[7] et Li Ling 李零.[8] Contrairement aux autres inscriptions de la même époque, il n’y a pas de caractères en début de texte pour indiquer la date, et la mention traditionnelle placée à la fin fait également défaut ; cela laisse à penser que le texte est incomplet, et qu’une autre partie se situait peut-être sur le couvercle perdu. Néanmoins l’inscription, tel qu’elle se présente, forme une unité de sens qui pourrait se suffire à elle-même. Les passages qui évoquent Yu le Grand, sont proches de ceux qu’on trouve dans les ouvrages très anciens comme le Classiques des Documents (Shangshu 尚書) ou du Livre des Odes (Shijing 詩經). Nous allons voir maintenant en détail le début du texte qui parle de Yu le grand.

天令(命)禹尃(敷)土、隓山、濬川,

Tiān mìng Yǔ fū tǔ, huī shān, jùn chuān,

 

Le ciela ordonna à Yu d’aménager les terres,b de mettre à bas des montagnesc et d’appronfondird les cours d’eau,

 

a : le premier caractère, tian 天, qui est un des plus importants pour nous dans ce texte, pose déjà un problème d’interprétation. Il existe deux façons de lire ce caractère, soit on pense comme Qiu Xigui et beaucoup d’autres spécialistes que le caractère tian 天désigne un être supérieur, comme l’empereur céleste[9] soit on pense comme Li Xueqin et quelques autres érudits qui font autorité, qu’il désigne un souverain humain, l’hypothèse la plus évoquée étant qu’il désigne l’empereur Shun 舜. Les premiers penchent plutôt pour l’hypothèse qui fait du duc de Bin (Bin gong豳公) le commanditaire du bronze, et seraient proches des idées défendues par l’école des sceptiques de l’antiquité (yigupai疑古派) dont Gu Jiegang fut le chef de file. Les seconds, qui émettent l’hypothèse selon laquelle le commanditaire serait le duc de Sui (Sui gong遂公), y serait plutôt opposée.[10] Si on interprète le caractère tian 天 comme désignant un dieu tout puissant, cela confère alors à Yu un caractère sacré, mais notons bien que cela ne fait pas pour autant de lui un personnage purement légendaire, comme semblent le prétendre certains sceptiques sur l’antiquité. Si l’on s’en tient à un raisonnement purement logique, le fait de recevoir un ordre divin, ou le prétendre, ne remet pas en cause sa propre existence. LJeanne d’Arc a peut-être entendu la voix de Dieu, mais ce qui est certains c’est qu’elle était humaine et qu’elle a bien existé, pour en revenir à la Chine, es souverains qui tiraient leur pouvoir du mandat céleste, ou prétendaient qu’il en était ainsi pour justifier leur pouvoir, n’en était pas moins hommes faits de chair de sang.

b : le quatrième caractère  correspond incontestablement à fū 尃, synonyme selon le Shuowen jiezi du caractère bù 布. fū 尃 est la forme archaïque de fū 𢾭 qui s’est transformé par erreur en fū 敷 (la partie en bas à gauche cun 寸se transformant  en fang 方). Un des premiers sens de fu est : répandre, étaler ou distribuer ; il est d’ailleurs proche phonétiquement et sémantiquement du caractère bu 布 (on trouve aussi la graphie 𠌽).

« Fu tu敷土 répandre la terre » : Liu Yu propose de lire « buzhi xiatu 布置下土 »,  aménager les terres (le monde des hommes). Chen Yinjie lit : répandre la terre (bu tu布土) le mot terre désigne alors selon lui la terre vivante (xirang 息壤), celle-là même évoquée dans le chapitre « hainei jing 海內經 » du Shanhaijing 山海經.[11] On retrouve l’expression (fu tu 敷土) concernant Yu le grand dans plusieurs ouvrages antiques, notamment dans les trois extraits suivants :

Dadailiji 大戴禮記, « Wu di de五帝德 »[12] :

“宰我曰:“請問帝舜。”孔子曰:“蟜牛之孫,瞽叟之子也,曰重華。[…/…]

使禹敷土,主名山川”

Zai Wo[13] dit : puis-je poser une question au sujet de l’empereur Shun ? Le Maître disait que le fils de Gu Sou, petit fils de Jiao Niu, qu’on appelle Chonghua,[14] […/…] chargea Yu d’amènager les terres, et de donner un nom aux montagnes et aux fleuves.

 

 

Shangshu尚书, « Yu gong 禹贡 »[15] :

“禹别九州,随山浚川,任土作贡。禹敷土,随山刊木,奠高山大川。”

 

Yu divisa le territoire en neuf provinces. Il draina les cours d’eau en suivant le relief des montagnes, établit le système de tribut en fonction des sols. Yu aménagea les terres, abattit les arbres pour traverser les montagnes, stabilisa les montagnes et fixa le cours des fleuves

 

 

Shijing詩經, « Shang song 商頌 » :

“ 洪水芒芒, 禹敷下土方, 外大國是疆. ”

 

Quand les inondations recouvraient de grandes étendus, Yu aménagea les terres, rectifia les frontières avec les royaumes voisins.

 

Ces différents extraits ne nous permettent pas de traduire avec certitude le début du texte sur le Bin gong xu, nous suivons les conclusions de Qiu Xigui et pensons qu’avec l’évolution du mythe de Yu, le sens a évolué, et le sens original est passé d’ « aménager les terres » à « répandre la terre [vivante] ».

c : le sixième caractère de la première colonne, huī 隓 , ne fait pas l’unanimité quand au sens qu’il faut lui donner. Si on le décompose on retrouve à gauche le talus de terre fù 𨸏, (le shuowen jiezi dit : un grand tertre en terre sans pierre), forme ancienne de fù 阜 simplifié en阝 quand il est composant ; à droite on observe, placé l’un au dessus de l’autre, un caractère formé de la terre tǔ 土 et de la main yòu  (𠂇). On retrouve bien le caractère huī 隓, qui peut avoir deux sens en lien direct avec la graphie, soit détruire, on voit alors des mains qui creusent pour détruire un tertre ; soit tomber, on imagine alors des gens ou des pierres qui tombent, roulent, le long d’une pente. Le Shuowen jiezi donne un sens encore plus précis : “ abattre un mur d’enceinte ”, et il précise que par analogie le caractère est employé dans le sens de détruire et parfois mal écrit huī 隳. Le caractère peut aussi être interprété comme duò陊 forme archaïque de 墮 : tomber. Nous choisissons de suivre l’interprétation de Qiu Xigui, qui explique que la transformation de墮 en 随 dans le Shangshu serait du à la graphie très proche de ces deux caractères mais aussi à la façon de penser qui émerge alors et influence l’histoire de Yu le grand, qui serait venu à bout des inondations en suivant le cours naturel des éléments et non en s’y opposant. Nous rajoutons que la graphie très proche, même parfois identique des deux caractères rend la confusion facile, la prononciation elle aussi est très proche. Il faut pour cela se référer à la prononciation ancienne du caractère. Le caractère détruire隓 qu’on note aujourd’hui hui, se prononçait en fait avec l’initiale x et la finale ui, entre le xue et le sui d’aujourd’hui, donc proche de la prononciation de sui 随 dont le Shuowen jiezi nous dit qu’il tire sa prononciation du caractère sui隓.

d : Il n’existe qu’une version pour traduire les caractères huit et neuf de la première colonne (jùn chuān濬川), creuser les cours d’eau, approfondir les rivières. Mais on peut se demander s’il s’agit d’une action à part, ou si elle est le résultat de l’action précédente. Nous avons choisi de traduire la phrase par « mettre à bas des montagnes et d’approfondir des cours d’eaux » plutôt que « approfondir les cours d’eau en suivant les reliefs »  à cause de la traduction de sui 隓 qui ne peut pas vouloir dire suivre (sui 随).

 

乃、 方埶(設)征[16],降民監德 ;

nǎi dǎo fāng, shè zhēng, jiàng mín dé

 

puis d’attaquere les territoires [voisins]f, d’établir le système du tribut,g et de descendre parmi les hommes pour examiner leur vertu

 

e : nous avons choisi Yu comme sujet de cette proposition mais d’un point de vu grammatical, le sujet peut être le Ciel ou Yu le grand. Nous n’avons pas non plus de certitudes quant à la traduction précise du passage, il est question d’arpenter les territoires et d’établir le système de tribut. Le caractère précédant fang 方, dont voici la graphie originale : , est relativement obscur et les hypothèses sur son sens sont nombreuses.

 

,廼(乃) 自作配卿 (享/饗) 。民成父女(母),生我王,作臣。

puis il fit de lui-même un être pour règner.


[1] Le xu 盨est un récipient en bronze utilisé lors des cérémonies et destiné à contenir des céréales, sa forme à évolué à partir d’un autre récipient appelé gui 簋 auquel vient s’ajouter un couvercle. Il a été utilisé du début de la période des Zhou occidentaux jusqu’à la fin des royaumes combattants.

[2] Voir l’illustration numéro 1 dans l’annexe.

[3] En chinois : Beijing Baoli yishu bowuguan 北京保利藝術博物館.

[4] Royaume de l’antiquité qui se situait près de l’actuel district de Ningyang 寧陽 au Shandong  山東. Encore plus petit que le royaume de Lu dont il était le vassal. D’après les annales Historiques de Sima Qian, il fut détruit par le puissant royaume de Qi durant la période des Printemps et automnes, en 681 av. J.-C.

[5] LI Xueqin李學勤, « Lun Sui Gong xu jiqi zhongyao yiyi 論△公盨及其重要意義 ». Zhongguo Lishi wenwu, n° 6 (2002), p. 4-12

[6] QIU Xigui裘錫圭, « Bin Gong xu mingwen kaoshi △公盨銘文考釋 ». Zhongguo Lishi wenwu, n° 6 (2002), pp. 13-27

[7] ZHU Fenghan朱鳳瀚, « Bin Gong xu mingwen chushi △公盨銘文初釋 ». Zhongguo Lishi wenwu, n° 6 (2002), pp. 28-34

[8] LI Ling 李零, « Lun Bin Gong xu faxian de yiyi 論△公盨發現的意義 ». Zhongguo Lishi wenwu 中國歷史文物, n° 6 (2002), pp. 35-45

[9] QIU Xigui 裘錫圭, « Bin Gong xu mingwen kaoshi 豳公盨銘文考釋 ». pp. 46-77 ; RAO Zongyi 饒宗颐, « Bin gong xu yu Xia shu yi pian 公盨与夏書佚篇 ». pp. 1-6 ; LIU Yu 劉雨, Jinwen lunji 金文論集, pp. 327-335.

[10] JIANG Linchang 江林昌, « Sui gong xu mingwen de xueshu jiazhi zonglun 公盨銘文的學術價值綜論 ». pp. 35-49 ; LI Xueqin李學勤, « Lun Sui Gong xu jiqi zhongyao yiyi 論 公盨及其重要意義 ». pp. 4-12 ; ZHOU Fengwu 周鳳五, « Sui gong xu ming chutan 遂公盨銘初探 ». pp. 7-14

[11] Yuan Ke 袁珂, ZHANG Minghua 張明華, Shanhaijing jiao zhu 山海經校注. p. 532.

[12] Wang Pinzhen 王聘珍, Dadai liji jiegu 大戴禮記解詁. p. 122.

[13] Zai Wo, originaire du royaume de Lu, était un proche disciple de Confucius.

[14] Chong hua, littéralement double-éclat est le surnom de l’empereur Shun.

[15] SUN Xingyan 孫星衍, Shangshu jin gu wen zhu shu 尚書今古文注疏, p. 136

[16] Zheng à trois sens qui dérivent du premier : voyager loin, le deuxième : [voyager loin pour] attaquer les pays voisins, le troisième sens : [voyager loin pour] lever les taxes.

 

 

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